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dimanche 5 octobre 2008

Ma part de vérités

Les chefs d’État du club afro-francophone à qui il m’est arrivé de parler de lui l’appellent invariablement « le jeune Soro » et parfois « le petit ». Cela le fait sourire, Guillaume. « Ils ne savent pas à quel point j’ai vite mûri, dit-il. Trop vite, peut-être : je n’ai pas vu passer les années. » Leader étudiant à 22 ans, chef rebelle à ౩౦ ans, ministre d’État à 31ans, Premier ministre à 35, l’étoile montante de la politique ivoirienne occupe aujourd’hui une case stratégique sur l’échiquier de la sortie de crise. De lui, de son habileté à se tenir à égale distance des protagonistes et de sa capacité à rassurer chacun des candidats à la présidentielle dépendent à la fois la tenue et l’issue de cette élection capitale pour l’avenir de la Côte d’Ivoire. Pour l’enfant de Kofiplé, département de ­Ferkessédougou en pays sénoufo, dans le Nord-Est chrétien, le poids de cette responsabilité est apparemment bien lourd. Mais tous les observateurs ont été surpris par la façon dont, depuis un an et demi, le Premier ministre issu des accords de paix de Ouagadougou mène sa barque au milieu des récifs et des grands sauriens qui peuplent le marigot éburnéen. Maintenant que le port est en vue et que les risques, y compris physiques en ce qui le concerne, sont chaque jour plus pressants, Guillaume Kigbafori Soro sait ?qu’il joue une carte majeure : celle de son destin politique, qu’au fond de lui-même il n’imagine pas ailleurs, ?ni autrement, qu’au sommet de l’État. À l’élection suivante, ou à celle d’après. À 36 ans, l’avenir lui appartient. L’entretien qui suit a été recueilli à Paris, lors d’un court séjour de Guillaume Soro dans la capitale française, à la mi-septembre.
Jeune Afrique : Le moment n’est-il pas venu de dire enfin aux Ivoiriens la vérité ? L’élection présidentielle n’aura pas lieu à la date prévue…
Guillaume Soro : Les choses ne sont pas aussi simples. Cette date du 30 novembre 2008 n’est pas tombée du ciel. Elle est le fruit d’une concertation entre tous les acteurs, politiques et techniques, du processus électoral, en fonction d’un chronogramme précis. Ma position de principe est donc inchangée : tout doit être fait pour que l’élection se tienne le 30 novembre, et tous les candidats sont d’accord sur ce point.
Tous, sauf le président Laurent Gbagbo, qui vient de proposer un report de deux semaines.
Le président Gbagbo m’a assuré que ses propos n’avaient pas été correctement rapportés par les médias. En tout état de cause, il ne s’agit là que d’une simple suggestion.
Mais il est vrai que vous avez pris du retard et que le chronogramme n’est pas respecté.
J’en conviens. Ces retards sont dus à des problèmes techniques, non à des obstacles politiques, mais ils sont réels. C’est pourquoi je propose au facilitateur, Blaise Compaoré, qu’à la date du 30 octobre, quand le recensement électoral en cours aura été achevé, nous nous retrouvions autour de lui - MM. Gbagbo, Bédié, Ouattara et moi-même - afin de décider si la date du 30 novembre doit être ou non maintenue.
Un nouveau report, ce n’est pas la fin du monde…
Le 30 novembre n’est pas une date gravée dans le marbre même si, encore une fois, elle demeure toujours notre objectif. L’important, c’est que cette élection soit transparente, démocratique et incontestable. Tout est prévu pour cela et tout, en particulier la date du scrutin, doit être subordonné à cela.
Le train est lancé. Peut-il encore dérailler ?
Je n’ose l’imaginer. Nous sommes dans le tunnel électoral, toute marche arrière est impossible. Qui aurait parié, au lendemain de la signature des accords de paix de Ouagadougou le 4 mars 2007, que nous en serions là ? Et pourtant, nous y sommes. Les audiences foraines se sont tenues, l’opérateur français Sagem a été accepté par tous les candidats et l’on ne discute plus que d’un simple problème de calendrier.
Décision au 30 octobre, donc.
Oui. Je serai alors suffisamment outillé pour faire une suggestion précise qui, je l’espère, sera approuvée par les différents candidats. Soit on comprime tous les délais pour tenir la date du 30 novembre. Soit on décale légèrement l’échéance par souci de perfection et d’apaisement.
Ce sera une élection propre ?
Une élection sans taches. Il sera impossible de tricher, du côté du camp présidentiel comme du côté de l’opposition. Chaque étape du processus est et sera certifiée par les Nations unies.
Le budget est-il bouclé ?
Oui. Il est de 36 milliards de F CFA en ce qui concerne la Commission électorale indépendante [CEI]. L’Union européenne a accepté de nous soutenir à hauteur de 16 milliards, le Programme des Nations unies pour le développement [Pnud] apporte 10 milliards. Reste 10 milliards à la charge de l’État. Je n’ai plus de soucis à ce sujet.
L’une des grandes interrogations à propos du scrutin est de savoir si le vote sociologique, ethnique, restera prédominant ou si on assistera à l’émergence d’un vote moderne, transversal, susceptible de dépasser les clivages régionaux et communautaires. Votre opinion ?
Ma conviction forte est que cette élection marquera l’entrée de la Côte d’Ivoire dans l’ère démocratique. Certes, le multipartisme existe ici depuis 1990, mais la majorité du corps électoral est pour la première fois constituée de jeunes qui n’ont pratiquement pas connu - si ce n’est dans leur petite enfance - Houphouët-Boigny et le parti unique. Autre phénomène : l’urbanisation accélérée de ces dernières années qui, dans une ville comme Abidjan, favorise le brassage entre communautés et l’apparition de nouvelles identités. Les réflexes devant l’urne de ces nouveaux électeurs ne seront vraisemblablement pas aussi pavloviens que ceux de leurs aînés. Certes, l’origine continuera de jouer, mais aussi l’image, la communication et le programme des candidats. Je ne crois pas que l’on votera automatiquement baoulé parce qu’on est baoulé, dioula parce qu’on est dioula, bété parce qu’on est bété. Ceux qui continuent de plaquer la carte électorale sur la carte ethnique font sans doute une erreur.
Pourtant, la grave crise interne et la fracture politique qu’a connues la Côte d’Ivoire ces dernières années auraient dû dissoudre l’idée de nation et favoriser les replis identitaires…
Au contraire. La crise a fait progresser la citoyenneté dans ce pays. Cela peut paraître paradoxal, mais ce déchirement a aussi été une chance qui a changé la mentalité des Ivoiriens. Il y a cinq ou sept ans, la police arrêtait à Abidjan ceux qui portaient des grands boubous. Le nordiste était l’ennemi. Aujourd’hui, de tels comportements arbitraires sont impensables. Il n’y a plus de délits de faciès ni de patronyme. Plus personne ne parle du certificat de nationalité d’Alassane Ouattara par exemple, alors que cette simple évocation générait une hystérie incontrôlable. Le débat est clos. Il y a trois ans encore, l’hypothèse d’un Guillaume Soro Premier ministre relevait du fantasme. Aujourd’hui, chacun s’y est fait.
« Le simple fait que je sois assis en Conseil des ministres avec Soro Guillaume veut tout dire. » Ainsi s’exprimait, il y a quelques jours, le président Gbagbo…
Voilà. Autant la crise a fait régresser la Côte d’Ivoire sur les plans économique et social, autant elle a ouvert de nouvelles perspectives sur le plan des mentalités politiques. Henri Konan Bédié est resté une semaine à Bouaké [le fief de l’ex-rébellion, NDLR], il a parcouru la région village par village. Inimaginable auparavant ! Il y a peu, Simone Gbagbo s’est également rendue à Bouaké et cela sans changer son langage d’un iota. Que lui est-il arrivé ? Rien. Tout cela est significatif.
Tout de même, il y a eu des morts pendant ces années de braise. On a semé la haine.Il n’y aurait donc aucune séquelle ?
Rien qui ne soit irréversible.
Faut-il désarmer les combattants avant d’identifier les électeurs, ou l’inverse ?
C’est un débat dépassé parce que sans issue, auquel les accords de Ouagadougou ont mis un terme. Désormais, la question est : comment assurer la sécurité des élections ? Le fait que le président puis son épouse aient pu visiter Bouaké, Korhogo, Boundiali, Katiola et d’autres localités du Nord sans qu’un seul coup de feu ait été tiré démontre que l’essentiel, à savoir le désarmement des mentalités, a été atteint.
Tout de même. Le désarmement effectif de vos hommes, les Forces armées des Forces nouvelles [FAFN], traîne en longueur, c’est le moins que l’on puisse dire…
Ce n’est pas dû à de la mauvaise volonté, mais à des considérations techniques et surtout financières.
Lesquelles expliqueraient, semble-t-il, la tentative de soulèvement de Bouaké, le 22 août dernier
C’est la toile de fond, effectivement. Il y a eu ce jour-là, à Bouaké, une manifestation de démobilisés - ceux des anciens combattants des FAFN qui n’ont pas été jugés aptes à intégrer l’armée régulière et qui, moyennant un pécule mensuel de 90 000 F CFA pendant trois mois, doivent être ramenés à la vie civile. Ces jeunes sont descendus dans la rue pour exiger 5 millions de F CFA chacun !
Manifestation spontanée ?
Cela m’étonnerait. D’après mes informations, un petit groupe d’agitateurs avait parcouru la veille les casernes et les camps en racontant que les Nations unies avaient débloqué 50 milliards de F CFA - soit 5 millions par démobilisé - mais que nous empêchions la distribution de cette manne, purement imaginaire.
Qui étaient ces activistes ?
Ceux qui, par la suite, ont été interpellés et ont avoué qu’ils avaient été manipulés.
Par qui ? Ce n’est pas le plus important. Chacun sait que dans des périodes historiques de ce genre, les démobilisés constituent un terreau facile pour les pêcheurs en eaux troubles. D’ailleurs, les forces régulières, les Fanci, ont connu elles aussi ce phénomène : mutineries, blocage des ponts d’Abidjan, etc. C’est classique et quasi inévitable. Il faut savoir gérer cela.
Quels sont vos rapports avec les commandants de zone des Forces nouvelles ?
J’ai le sentiment d’avoir beaucoup plus d’autorité sur eux qu’il y a quatre ans, quand j’étais simple secrétaire général des Forces nouvelles.J’ai aujourd’hui plus de pouvoirs, plus de moyens, donc plus d’ascendant. Ce qui ne signifie pas, évidemment, que tout soit réglé. C’est ce que j’ai dit au début de septembre au président Gbagbo : les questions des grades, les quotas d’intégration et les compensations financières ne sont pas encore tout à fait résolus. Avec l’aide du président Blaise Compaoré, garant des accords de Ouagadougou, nous allons proposer des solutions dont Laurent Gbagbo et moi allons discuter avec les chefs militaires.
Selon certaines informations dont Jeune Afrique s’est fait l’écho, la commission de l’ONU chargée du désarmement est rentrée au début de septembre à New York très inquiète. Des armes continueraient d’être introduites en Côte d’Ivoire, aussi bien en zone nord qu’à Abidjan…
J’ai lu cela, ce qui suscite de ma part deux commentaires. Un : si c’est exact, il y a de quoi s’inquiéter, effectivement. Deux : je regrette que cette commission d’enquête n’ait pas pris la peine de demander à me rencontrer. Si elle l’avait fait, j’aurais pu lui faciliter l’accès aux dépôts d’armes de la région de Séguéla. Et je serais allé voir le président Gbagbo pour lui dire qu’il était de notre devoir de lui faciliter la tâche, à Abidjan comme ailleurs.
Il n’empêche : le problème de la sécurité du processus électoral demeure posé.
Incontestablement. Que ce soit avant, pendant ou après les élections. J’en suis conscient. C’est pourquoi il faut être proactif. Je suggère donc qu’avant le scrutin, MM. Gbagbo, Bédié, Ouattara et moi-même nous nous concertions sur ce sujet avec le président Compaoré. Alassane Ouattara a d’ores et déjà déclaré qu’il accepterait le verdict des urnes, quel qu’il soit. Je ne peux que l’en féliciter. Et souhaiter que les autres candidats l’imitent. En réalité, la question des armes et de leur prolifération est secondaire. Ce ne sont pas les armes qui ont provoqué, au Kenya, l’irruption des violences postélectorales que l’on sait. C’est l’absence de dialogue. J’appelle donc de mes vœux un engagement citoyen de la part de chacun des postulants. Tant que les Ivoiriens eux-mêmes ne l’auront pas décidé, il sera difficile d’organiser des élections dans un climat apaisé.
Avez-vous des doutes à ce sujet ?
Ce qui est clair, c’est que MM. Gbagbo, Bédié et Ouattara sont absolument déterminés à aller aux élections. Ils me l’ont dit et répété. Il n’y a aucun doute là-dessus. Reste à créer les conditions du dialogue, de la palabre africaine comme on dit, pour que tout se passe au mieux. Je suis optimiste.
Ce dialogue, cette palabre, sont-ils également envisageables au sein de votre propre camp, entre vous-même et votre frère ennemi Ibrahim Coulibaly, actuellement réfugié au Ghana ?
Tout à fait. Je suis ouvert. Je demande que l’on discute. Il ne sert à rien de continuer à guerroyer. Si « IB » le veut, nous engagerons le dialogue. J’ai d’ailleurs déjà reçu ses émissaires.
« IB » peut-il revenir en Côte d’Ivoire ?
Je souhaite qu’il rentre chez lui pour reprendre une existence normale. Être un exilé, un fugitif, je sais ce que c’est. Ce n’est pas une vie.
Sa sécurité sera-t-elle assurée ?
Elle le sera. Il peut même demander à être protégé par l’ONU, s’il le souhaite. Personne ne lui en veut.
Il y a eu, au début de septembre, de nouvelles rumeurs de tentative d’assassinat contre votre personne. Vrai ou faux ?
Soyons réalistes : la position de ceux qui, dans ce pays, exercent une part d’autorité est par nature délicate. Même les meilleurs d’entre nous, dès qu’ils accèdent au gouvernement, sont immédiatement soupçonnés de trahison, d’incompétence, voire de corruption. C’est ainsi. Le 22 juin 2007, comme vous le savez, on a tiré à la roquette sur mon avion à Bouaké. Si les auteurs de cet acte avaient été interpellés cinq minutes avant de commettre leur forfait, que n’aurait-on pas dit ? Que ce n’était pas crédible, que Guillaume Soro inventait un complot pour justifier une épuration, etc. Je ne suis pas naïf : plus on s’approche de la date des élections, plus ma vie est menacée par ceux qui rêvent de faire dérailler le processus, dans la mesure où il contrarie leurs intérêts. Oui, j’ai entendu parler d’un projet d’attentat contre moi au début de septembre. Le chef de l’État et moi-même en avons été informés et nous avons croisé les éléments dont nous disposions à ce sujet. Nous étions convenus, avec le président Compaoré, de renforcer ma sécurité.
N’êtes-vous pas amer de constater que ceux qui en veulent le plus à votre vie sont d’anciens camarades de lutte ?
Amer, oui. Et surtout meurtri. Car enfin notre idéal commun, celui pour lequel nous nous sommes engagés en courant tous les risques, à savoir la démocratie et la fin des discriminations, cet idéal ne mérite pas d’être ainsi perverti. Ce qui nous divise est un problème d’ambition individuelle, de jalousie personnelle, bref, de pouvoir. Cela n’a rien de noble. Ceux qui sombrent là-dedans font naufrage.
Vous aussi, vous êtes ambitieux. Et aux yeux de vos ennemis vous avez vendu votre âme pour accéder à la primature…
Non. C’est l’accélération de l’Histoire qui m’a placé là où je suis. Si j’avais l’ambition que l’on me prête, je serais candidat à l’élection présidentielle puisque j’ai désormais 36 ans. Si l’on se réfère à ce qu’a décidé le président Gbagbo, tous les signataires des accords de Marcoussis peuvent postuler à la magistrature suprême. Mais je n’ai pas pris les armes pour devenir président de la Côte d’Ivoire. Je l’ai fait pour régler définitivement le problème de l’identification électorale. Si l’on dit que Guillaume Soro a trahi, alors il faut dire la même chose de Morgan Tsvangirai au Zimbabwe, de Raila Odinga au Kenya et de quelques autres. Je ne suis pas devenu Premier ministre parce que j’aime Gbagbo ou parce que Gbagbo m’aime. Je l’ai fait pour sortir mon pays de la crise.
Où en est-on de l’enquête sur l’attentat de Bouaké ?
J’ai demandé aux Nations unies de mener sur cette affaire une enquête du genre de celle qui a été effectuée au Liban après l’assassinat de Rafic Hariri. Je me suis heurté à un mur. L’investigation a donc dû être confiée aux juridictions ivoiriennes. Elle est toujours en cours.
Depuis plus d’un an !
C’est une question de moyens. Et c’est pourquoi l’intervention de l’ONU aurait été plus qu’utile. Même le président Gbagbo, dont on connaît les réticences à ce propos, était d’accord pour que des enquêteurs internationaux se rendent sur place. Il a écrit en ce sens au secrétaire général des Nations unies. Mais rien n’y fait.
Vous avez bien, vous-même, votre idée sur les auteurs de l’attentat…
Bien entendu. J’ai des soupçons précis. Mais je ne peux vous en dire plus.
Les relations entre la France et la Côte d’Ivoire semblent s’être nettement décrispées depuis l’élection de Nicolas Sarkozy. C’est aussi votre sentiment ?
Assurément. La dépersonnalisation de la crise franco-ivoirienne, qui semblait se réduire à une crise entre Jacques Chirac et Laurent Gbagbo, était souhaitable. J’ignore la nature exacte des relations entre MM. Sarkozy et Gbagbo, mais les rapports d’État à État se sont incontestablement améliorés. La France est intervenue en notre faveur auprès de la Banque mondiale, des ministres français se sont rendus à Abidjan, les écoles françaises ont rouvert… Ce sont autant de bons signes même si la coopération pleine et entière ne reprendra qu’après les élections.
Connaissez-vous Nicolas Sarkozy ?
Je ne l’ai jamais rencontré. Il est vrai que je n’en ai pas formulé la demande puisque je n’ai pas encore effectué de visite officielle en France.
Pourquoi ?
Faute de temps. Vous n’imaginez pas à quel point ma tâche est time consuming. Depuis que je suis Premier ministre, je ne me suis rendu, hors d’Afrique, qu’à Rome et à Bruxelles dans un cadre multilatéral. En octobre, je ferai sans doute un saut à Washington et à New York, pour rendre visite aux institutions de Bretton Woods et au siège de l’ONU.
Il n’y a pas si longtemps, un responsable français, citant Jacques Chirac, nous confiait : « Le problème avec Soro, c’est qu’il est indéchiffrable. » Ce jugement vous convient-il ?
Il me convient parfaitement.
Avez-vous des réseaux en France ?
Non. Et je ne cherche pas à en avoir. J’appartiens à une génération qui n’a connu ni la colonisation ni Jacques Foccart. Pour moi, la France et la Côte d’Ivoire sont deux États égaux en droit. Si je veux voir François Fillon par exemple, je lui adresse un courrier. Je n’ai nul besoin de réseau pour cela.
Pour vous, le chemin d’Abidjan ne passe pas par Paris…
On peut le dire ainsi. Les hommes de l’ombre, les missi dominici, très peu pour moi. Bien sûr, j’ai des amis à Paris, où j’ai étudié l’anglais et les sciences politiques à la fin des années 1990. Ils sont de droite ou de gauche. Ce sont des copains, comme Guillaume Houzel, qui est l’un des chargés de mission de Bertrand Delanoë. Il ne me viendrait pas à l’idée d’en faire mes agents d’influence. Par rapport à la France, je suis totalement décomplexé. C’est sans doute pour cela que je n’ai pas encore senti le besoin impérieux de m’y rendre en visite officielle.
Vous considérez-vous comme un homme de gauche ?
Oui. Je n’ai pas renoncé à mes convictions, ni à mes valeurs.
Socialiste ?
Sans aucun doute.
Voilà ce qui devrait vous rapprocher de Laurent Gbagbo.
Laurent Gbagbo et moi avons été très proches dans les années 1990. J’ai rompu avec lui en 1998. Il est devenu chef de l’État et il m’a trouvé face à lui. Puis la mission qui m’a été confiée par les accords de Ouagadougou a fait que nous collaborions à nouveau.
Lorsque vous étiez un leader étudiant, votre surnom était « Le Che ». Guevara vous inspire-t-il encore ?
Je me suis fait appeler ainsi, c’est vrai. Ce que j’admire en Guevara, c’est son détachement par rapport au pouvoir. Son côté, « mieux vaut partir trop tôt qu’une minute trop tard », comme disait de Gaulle. Moi, je vous l’assure, quand ma mission de Premier ministre sera achevée, je m’effacerai.
Doit-on vous croire ?
Vous verrez bien.
Vous avez, il y a peu, décidé de diminuer de moitié le salaire de base des ministres et des directeurs de sociétés d’État. Vous êtes-vous appliqué cette mesure ?
Absolument. Sinon, j’aurais pour le moins manqué de cohérence. La situation économique du pays et les difficultés quotidiennes dans lesquelles se débattent les Ivoiriens imposaient ce type de décision.
Il y a eu des grincements de dents…
À votre avis ? Quand j’ai énoncé cette mesure en Conseil des ministres, j’ai fait pour la première fois l’unanimité. Tous les ministres, qu’ils soient PDCI, RDR ou FPI étaient contre ! Je leur ai fait remarquer que je n’entendais pas requérir leur opinion et qu’ils n’avaient pas le choix.
Vous leur avez tout de même laissé leurs indemnités, qui sont confortables…
Bien sûr. L’objectif n’était pas de réduire les ministres à la mendicité.
Êtes-vous un homme d’argent ?
je vais vous répondre sans langue de bois. L’argent sert à régler des problèmes personnels de santé, d’éducation, de déplacement, etc. En cela, l’argent est utile. Mais s’avilir pour de l’argent, ramper, mendier, non. C’est indécent. Et ce n’est pas mon genre.
Peut-on être un homme politique en Côte d’Ivoire sans être riche ?
En tout cas, moi, je ne le suis pas. Vous savez, je suis issu d’une famille modeste. Mon père était agent sanitaire à la Compagnie ivoirienne de développement du textile, j’ai fréquenté le petit séminaire, j’ai été leader étudiant, opposant, rebelle, avec une mentalité toujours plus proche du syndicaliste que du politicien. Contrairement à d’autres, mon expérience et ma formation m’ont longtemps empêché de saisir l’importance que revêt l’argent dans le combat politique. Un ami qui m’est cher m’a dit un jour : « Guillaume, tu es un grand naïf. Sans argent, tu ne compteras pas. » Je ne l’ai pas écouté. Ai-je eu tort ? C’est possible. Le luxe ne m’attire pas. Si vous m’offrez une montre en or, je l’égarerais au bout de trois jours dans la salle de bains d’un hôtel.
Le business, les affaires, ça ne vous attire pas ?
J’en suis incapable. Donnez-moi une affaire à gérer, elle ne va pas tarder à péricliter. Mais donnez-moi un micro, même s’il est débranché, et vous verrez le résultat ! Je sais parler au peuple, je ne sais pas faire de l’argent. Chacun son domaine. Ce n’est pas parce qu’un boucher sait découper un bœuf qu’il peut jouer au chirurgien.
Tout de même, Guillaume Soro, il ne vous a pas échappé qu’un homme politique qui n’a pas la capacité de distribuer - ou de redistribuer - n’a pas d’avenir.
C’est exact et j’en ai pris bonne note. Mais on ne distribue qu’au prorata de ce qu’on a. Et quand on n’a plus rien à donner, c’est la proximité, la chaleur, l’attention qui font la différence. Les Ivoiriens ont autant besoin de cela que de milliards, si ce n’est plus. Regardez Laurent Gbagbo : quand il était dans l’opposition, ce n’était pas un homme riche. Cela ne l’a jamais empêché d’être populaire.
Comment a évolué votre relation avec le président depuis que vous êtes Premier ministre ?
Il y a eu, au départ, beaucoup de méfiance. En réalité, ni lui ni moi n’avions confiance en l’autre. Lui pensait que j’allais le poignarder, et vice versa. Nous étions sur le qui-vive. Et puis, progressivement, à force de se voir, le mur qui nous séparait a commencé à s’effriter. J’ai été clair avec lui :« Monsieur le Président, je suis un homme loyal. J’ai signé un accord avec vous. Je le respecterai. Je ne serai pas à vos côtés si votre objectif est de liquider l’opposition. Et je ne serai jamais aux côtés de l’opposition si son objectif est de vous renverser. Je n’ai qu’un seul but : vous amener, tous, aux élections. » Je crois qu’il m’a compris. Et je crois qu’à ce jour nos relations sont des relations de confiance.
Comment vous appelez-vous l’un l’autre ?
En public : Monsieur le Président et Monsieur le Premier ministre. En privé, c’est Guillaume et Laurent. Nous nous connaissions auparavant, à l’époque du « camarade secrétaire général ». C’est d’ailleurs une chance.
Et avec la première dame, Simone Gbagbo ?
Je la connaissais, elle aussi, auparavant. Quelques semaines après avoir été nommé Premier ministre, je suis allé lui rendre une visite de courtoisie pour lui exprimer mon souhait d’entretenir avec elle les meilleurs rapports. En tant que première dame bien sûr, mais aussi en tant que dirigeante politique. Cela s’est bien passé. Elle m’a assuré qu’elle allait soutenir les accords de Ouagadougou.
Sa déclaration du 14 septembre, dans laquelle elle prône la nécessité de « revisiter » ces accords jugés par elle irréalistes, a donc dû vous surprendre.
Je crois qu’il s’agit là d’une position de meeting, exprimée en tant que militante du FPI. Je m’en tiens à ce qui a été signé avec le chef de l’État, lequel ne m’a jamais parlé d’une quelconque révision.
Et l’affaire Kieffer ?
Je n’étais pas Premier ministre à l’époque des faits, mais je souhaite que toute la lumière soit faite sur cette disparition.
Estimez-vous que la justice française va trop loin en demandant l’audition de la première dame ?
Je n’ai pas de jugement de valeur à émettre là-dessus. Je le répète : tout ce que je souhaite, c’est que les parents de la victime sachent ce qui s’est passé et que le contentieux soit vidé.
Parlons de vos relations avec Alassane Ouattara…
Elles sont excellentes. Je ne pourrai d’ailleurs réussir mon pari d’organiser des élections qu’en maintenant des rapports de confiance avec tous les candidats. Je sais bien que certains auraient aimé me brouiller avec Alassane Ouattara. Mais encore une fois, je n’ai pas le même agenda politique que MM. Gbagbo, Bédié et Ouattara. Je ne suis pas candidat. Dire que je suis en rivalité avec le chef du RDR sous prétexte que lui et moi sommes originaires du nord n’a donc aucun sens. On est allé lui raconter des choses démentielles sur moi, sur mes ambitions, sur mon deal supposé avec Laurent Gbagbo. Fort heureusement, nous n’avons jamais cessé de nous parler et il a réagi en homme d’État. Entre lui et moi, le respect et l’estime sont mutuels.
Et Henri Konan Bédié ? Vous n’allez pas me tenir le même discours. Après tout, vous lui devez d’avoir séjourné à la maison d’arrêt d’Abidjan…
Il fut une époque, c’est vrai, quand M. Bédié était au pouvoir, où nous a­vions de très mauvaises relations. Mais croyez-moi : nos rapports se sont grandement améliorés depuis. Nous avons même fumé un cigare ensemble il y a peu à Ouagadougou, pendant trois quarts d’heure, c’est dire ! Nous avons appris à nous connaître et à nous estimer.
Irez-vous voter le jour J ?
Bien sûr.
Où ?
À Abidjan.
Pour qui ?
Vous plaisantez. Mon vote sera secret. Je ne donnerai aucun signe, aucune indication qui permette de tirer la moindre conclusion. Toute l’architecture de l’élection repose sur ma neutralité. Pour le coup, je serai vraiment indéchiffrable, jusqu’au bout.
Passons en revue quelques chefs d’État dont vous êtes proche et dites-nous ce que vous en pensez. Abdoulaye వాడే

C’est mon papa. Il m’appelle « mon fils ». Il a été le premier chef d’État à me parler quand je suis entré en rébellion. Et c’est lui qui m’a permis d’entrer en contact avec le ministère français des Affaires étrangères. Il m’a fait remettre un passeport diplomatique et il m’a toujours dit : « Guillaume, tu es chez toi à Dakar. » Cela a eu le don, à une certaine époque, d’irriter le président Gbagbo. Je crois qu’il m’a adopté.
Omar Bongo Ondimba ?
Un autre papa. On me dit : « Bongo, c’est la vieille génération, ce n’est pas ton monde. » On a tort. Je suis assez mûr pour juger et pour décider par moi-même. Bongo Ondimba est un sage et je suis honoré de l’affection qu’il me porte.
Faure Gnassingbé ?
C’est un frère. Quand son père, le général Eyadéma, me l’a présenté, il m’a dit : « Voici mon fils, il est né le 6.6.1966 à 6 heures du matin. » J’aimais beaucoup Eyadéma. J’aime beaucoup Faure. Blaise Compaoré ? C’est mon mentor, je n’ai pas honte de le dire. Il m’inspire, il m’a énormément donné, il est à mes côtés. Sans lui, je ne serais pas ce que je suis.
Que ferez-vous à J+1, quand les résultats de la présidentielle auront été proclamés ?
Dès que le nouveau chef de l’État élu aura prêté serment, je lui remettrai ma démission. Mission accomplie. Et ensuite ? Je prendrai une année sabbatique. Pour réfléchir, voyager, lire, humer l’air du temps…
Moi je pense plutôt que dans la minute qui suivra, vous commencerez à préparer la prochaine élection à laquelle, cette fois, vous serez candidat
Oh, vous savez, il arrive même au syndicaliste que je suis - après tant de batailles, après les attentats et face à la méchanceté humaine -, de se dire qu’un temps de recul est nécessaire. Depuis plus d’une décennie, je n’ai pratiquement pas de vie de famille. Mes quatre enfants vivent à Paris avec leur maman. Ils ont 10, 6, 3 et 2 ans. Ils ont grandi sans moi et j’ai parfois l’impression d’être un étranger à leurs yeux. J’ai besoin de reconstruire ma vie avec eux. J’ai besoin d’autre chose.
Sans doute. Mais vous avez la politique dans le sang. Difficile d’imaginer Guillaume Soro en père de famille rangé !
Vous avez raison. La politique est un virus contre lequel il n’existe pas de remède. Quand j’étais étudiant, chaque fois que j’allais en prison, je me disais : Guillaume, maintenant, tu arrêtes, c’est trop dur. Et puis je recommençais.
Le pouvoir aussi est une drogue.
Oui. Je prie pour ne pas être accro. Il faudra que j’aille voir Nelson Mandela pour lui demander sa recette : comment décrocher sans douleur. Cela dit, il est des choses contre lesquelles on ne peut rien : l’Histoire, par exemple. Je me souviens par cœur d’une phrase que Blaise Compaoré avait prononcée, dans un discours, au lendemain de l’assassinat de Thomas Sankara : « La brusque accélération de l’Histoire fait défiler les événements à une allure telle que leur maîtrise par l’homme devient impossible, le rendant parfois artisan de fins indésirées. » Moi, je n’avais pas choisi d’être un rebelle : je voulais poursuivre mes études à Paris. Il a suffi qu’un jour on m’arrête sur un pont d’Abidjan pour me conduire une énième fois en prison pour que mon destin bascule. C’était la fois de trop. Alors, bien sûr, le cœur et la raison me disent de m’éloigner de la politique, d’en finir avec cette vie pleine de menaces, de caches, de déplacements incessants, avec cette existence de cible. J’ai envie de sortir, d’aller au restaurant, au cinéma, en boîte de nuit. J’ai 36 ans, après tout, l’âge où l’on mord encore la vie à pleines dents. Mais je sais aussi que je ne maîtrise pas mon avenir.
Vouloir un jour être chef d’État, ce n’est pas illégitime…
Non, cela va de soi.
Imaginons que vous renonciez à la politique. Que feriez-vous ?
Bonne question, à laquelle je n’ai pas de réponse toute faite à vous proposer. Mais je vous offre une piste : si je n’étais pas entré en politique, je crois que j’aurais été journaliste. Un journaliste vrai, engagé, redouté des politiques et respecté par le peuple.

Propos recueillis à Paris par François Soudan

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