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vendredi 27 février 2009

Lutte contre la corruption généralisée en Côte d‘Ivoire Pour une approche plus pragmatique et responsable

La « grande guerre » contre la corruption semble avoir été engagée par le président de la république Laurent Gbagbo. Incarcérations de responsables de structures « juteuses », licenciements sans préavis de petits collaborateurs directs et indirects, annonce d’offensives imminentes de plus grande envergure contre les bandits à colle blanc de la république. Le décor ainsi planté semble annoncer enfin le grand réveil et les nouvelles orientations de la présidence de la république pour apporter la réplique à ses détracteurs politiques.
À l’analyse de cette nouvelle dynamique, qui s’apparente du moins à une révolte subite du « Prince du palais », une interrogation fondamentale se pose aux citoyens avisés de la scène politique en Côte d’Ivoire. Est-ce une action de charme pour sauver une crédibilité tant entachée par les rumeurs avérées ou non de détournements et d’enrichissement illicite à grande vitesse de certains cadres de la mouvance présidentielle? Ou est-ce une véritable opération de moralisation de la vie publique ? Au-delà de ces deux interrogations se pose naturellement, la question de l’efficacité des mesures et instruments employés pour endiguer le mal. Quelles solutions concrètes, pragmatiques et durables sont envisageables dans le contexte actuel?
Selon Nicolas Machiavel, aucune loi, aucune constitution ne peut mettre fin à la corruption généralisée, car « la loi reste toujours exposée à la possibilité de la corruption et doit être pensée comme telle » (Machiavel, in Thomas Berns (2003), N°13, p. 138). Par conséquent, il en conclut que jamais, la loi ne suffira à extirper ce mal dans une cité corrompue. Car, «comme les bonnes mœurs, pour se maintenir ont besoin des lois, les lois à leur tour, pour être observées, ont besoin des bonnes mœurs » (Machiavel, in Michel Berges (2000), p. 103). Celles-ci, pour demeurer bonnes, doivent nécessairement échapper à la perversion que lui font subir les hommes. Ce qui semble inévitable dans une société en proie à des influences de toutes sortes.
Cette conviction de Machiavel nous situe d’emblée sur les limites de toute opération de moralisation de la vie publique. Elle nous amène aussi à considérer de près, l’interconnexion directe entre incivilité des citoyens corrompus(es) et mœurs politiques. Dans le cas spécifique de la Côte d’Ivoire, l’on serait tenté de poser la question de savoir si, l’incivilité grandissante constatée au sein de la société et surtout, dans l’enceinte du palais de la république, serait l’expression et la consécration d’une nouvelle culture politique ou d’une perversion extrême des mœurs, que l’on pourrait qualifier d’épiphénomène social, digne des temps de guerre ?
La réponse à cette question exige obligatoirement que l’on examine au moins trois facteurs importants : (1) l’ampleur du phénomène, (2), l’attitude affichée par les citoyens face aux cas de corruption et (3) la perception que se font les citoyens de ce phénomène.
La récurrence des signaux d’alertes à la corruption et le nombre impressionnant d’articles et de discours sur ce phénomène au cours des cinq dernières années, nous permettent d’affirmer aisément, que le mal est bel et bien répandu. Les discours et les articles de journaux traduisent bien évidement l’humeur des citoyens face à ce fléau.
Sans disposer de données empiriques tangibles, il serait prétentieux, de tirer des conclusions hâtives sur les représentations des citoyens face au phénomène de la corruption. Cependant, l’observation de l’attitude de bon nombre de citoyens en Côte d’Ivoire nous permet d’affirmer que très peu de citoyens seraient tentés de dénoncer des cas de corruption. En tout, les cas de dénonciation ne sont cas courants.
Dès lors, se posent une série de questions relatives à la perception que se fait le citoyen, bénéficiaire ou pas, des services de la corruption. Quelles perceptions ou représentations a l’individu de la corruption? Est-elle considérée comme un acte normal ou répréhensible vis-à-vis de la loi ?? L’acte de corrompre pour obtenir ou faire des faveurs, est-il réellement conçu comme un acte grave de sabotage du bien commun ? Le mot « corrompre » n’est-il pas (devenu) synonyme « d’aider » ? Quel regard pose t’on sur le corrompu ou le corrupteur devenu riche dans nos sociétés? Comment nos valeurs morales ou plutôt nos mœurs familiales et sociétales intègrent, « digèrent » ou réfutent ces attitudes ?
Il est indiscutable que l’acte de détourner des fonds publics, pour ensuite les redistribuer dans des circuits informels des réseaux clientélistes, a toujours été considéré pendant et après l’introduction du multipartisme en Côte d’Ivoire, comme une pratique normale. Pendant les heures chaudes de la crise (2002-2005), convoyer, pour ne pas dire détourner des fonds publics pour entretenir des forces paramilitaires ou des partisans prêts à « défendre la république », au risque de leur vie, était perçu par la force des choses, comme un acte républicain, et donc normal. Cette assertion restera indiscutable aussi longtemps que les sources de financement des différents « mouvements et groupes patriotiques » demeureront encore aussi floues.
À la lumière de ce développement, il ne serait pas fortuit d’affirmer, que le mal combattu aujourd’hui, n’est qu’une des nombreuses manifestations des pratiques introduites et ancrées dans nos mœurs, depuis des décennies, à tel point que celles-ci constituent aujourd’hui, une des caractéristiques majeures de notre culture politique.

Si tant est que la guerre et la perte de l’autorité de l’Etat central, constituent un phénomène sociétal unique produisant toujours les mêmes effets : la corruption, l’incivilité et la servitude, force est de reconnaître cependant, que l’absence d’intégrité incontestable des gouvernants, la généralisation du régime de clientélisme, le favoritisme alimenté et soigné par les acteurs politiques de tout bord, ont fini par conduire tout droit, à une perversion des mœurs, à un manque de considération total pour le bien commun et public.
Dans les vacarmes de la lutte frénétique pour la conservation et la conquête du pouvoir, la notion de bien commun s’est évaporée peu à peu, faisant place à des pratiques et mœurs peu recommandables et répandues par des réseaux informels opérants aussi bien au niveau vertical qu’horizontal. L’influence grandissante de ces réseaux paraétatiques est une des conséquences directes de l’effritement et du partage du pouvoir central, garante de l’ordre, de l’autorité de l’Etat et du bien public. Or par essence et par expérience, le pouvoir qui défend le bien public et commun ne se partage pas. Il demeure certes collectif, mais dois affirmer son caractère répressif, indivisible, sacré et surtout se démarquer des affaires privées et partiales.
En Côte d’Ivoire, l’Etat et son « Prince » ont perdu toute souveraineté vis-à-vis du citoyen. Les relations dé-régularisées entre gouvernants et gouvernés ont fini par « asservir » l’Etat et son « Prince ». Le plus grand perdant dans cette impasse politique, c’est bien l’État ; car la perte graduelle de ses fonctions régaliennes au cours de ces six années de guerres, a conduit à son affaiblissement. Il est devenu maigre, chétif, très vulnérable et incapable de réagir face aux assauts des « rapaces » des trésors publics et des locaux de la présidence, qui, comme des hyènes rôdant macabrement autour de leur proie, ne se font pas prier pour le dépouiller à la moindre occasion offerte. Le pullulement de ces structures informelles et paraétatiques, et la réduction drastique de sa force de pénétration et de son « champ de radiation » dans les structures périphéries, sont symptomatiques de cet état de fait.

Doté d’un régime plutôt « présidentialiste » que présidentiel, adopté par la grande majorité des ivoiriens en 2000, dans une ambiance de frénésie collective et délétère, l’État de Côte d’Ivoire est et a toujours été essentiellement centraliste dans « l’âme », mais fracturé et sectionné dans son ossature. Ce déséquilibre structurel qui consacre clairement sa faiblesse traduit par ricochet, celle du « Prince du palais», c’est-à-dire du président de la république. Rien d’étonnant donc que ce dernier se révolte en donnant des coups de boutoirs aux collaborateurs corrompus et aux agents véreux.
Comment donc ne pas s’interroger sur la capacité réelle de ce dernier à faire régner la loi et l’imposer aux citoyens, de manière à ce que celle-ci, régule au niveau vertical et horizontal leurs attitudes face au bien commun ? Par ailleurs, l’on ne saurait occulter le fait que, certains ivoiriens demeurent encore sceptiques, quant à la volonté réelle du « Prince du palais» à faire régner la loi, sans en déterminer des limites. Dans un palais où pullulent impunément pendant des années, faussaires, fraudeurs, falsificateurs, ennemis naturels jurés de toute excès de pouvoir, l’adoption de lois et sanctions conçues pour le peuple et pour « les petits gens », peut être perçue comme une aberration politique.
Dans ce contexte, la promotion de la bonne gouvernance s’avère difficile à réaliser, car la corruption politique des gouvernants/dirigeants est toujours annonciatrice d’une corruption généralisée. Combattre l’un des plus vieux métiers du monde tels que la corruption, se présente comme une équation complexe, qui nécessite plus que des « mesurettes », prises à la sauvette, dans un élan de colère et de révolte. La méthode, l’approche utilisée et l’ambiance hystérique qui semble accompagner ce réveil, ne témoignent pas encore suffisamment du sérieux de cette opération. Le mal est suffisamment profond pour qu’il ne soit pas thématisé de manière systématique dans un cadre plus large et posé, aussi bien au niveau gouvernemental que parlementaire. La révolte du « Prince du palais » doit s’accompagner de celle de toutes les institutions concernées.
En tout état de cause, il est bon de savoir que, « le peuple, trompé souvent par de fausse apparences de bien, désire sa propre ruine ; et, si ce qui est bien et ce qui est mal ne lui est pas inculqué par quelqu’un en qui il ait confiance, la république se trouve exposée aux plus grands dangers » (ibd. p. 105).
Face à cet imbroglio politique, l’honnêteté intellectuelle et l’indispensable catharsis collective exige que chacun de nous, reconnaisse sa part de responsabilité. Ceci dit, serait-il raisonnable de donner raison à Machiavel, qui affirme que, « les peuples ont les gouvernants qu’ils méritent » ? Les ivoiriens auraient-ils mérité ceux qui les dirigent aujourd’hui? Je préfère laisser la réponse à cette question à l’appréciation de chaque ivoirien.
De la nécessité de la mise sur pieds d’un comité national indépendant de lutte contre les délits économiques et financiers (CNILDEF)

Thématiser à fond la question de la corruption en mettant sur pied, un comité national indépendant de lutte contre les délits économiques et financiers (CNILDEF) serait salutaire et encore plus efficace. Cette structure aurait l’avantage d’être impersonnel, durable, crédible aux yeux des ivoiriens dans leur ensemble. Elle aurait aussi le mérite de contredire la croyance populaire selon laquelle, cette opération ne concerne et ne concernera que les « touchables » et « les petits gens » du palais et de l’administration public, peu indispensables à la machine électorale du président de la république.
Le combat mené par le président de la république est salutaire mais solitaire. Si nous sommes tous d’avis qu’un minimum d’Etat ou que la république existe encore, alors, il important de faire en sorte que cette opération ne soit pas considérée comme un combat du président de la république, bien que celui-ci incarne l’État. Seul, ce dernier ne gagnera jamais ce combat. Pour assurer la crédibilité de cette initiative, certes louable mais quelque peu tardive, alors, il serait souhaitable de l’insérer dans un cadre de réflexion plus large et profond. Bien entendu, il serait souhaitable que l’offensive du locataire du palais ne s’arrête pas maintenant et se poursuivre plutôt en aval, en attendant l’installation définitive du comité national indépendant de lutte contre les délits économiques et financiers (CNILDEF).
Par ailleurs, il serait prétentieux de considérer cette proposition comme une recette miracle pour le combat efficace contre la corruption. Mais l’on pourrait s’inspirer de l’exemple du Nigeria en matière de lutte contre la corruption. La Commission des Délits Économiques et Financiers (EFCC) du Nigeria, bien que confrontée récemment à quelques difficultés d’efficacité, pourrait servir de base de réflexion. Les résultats acquis depuis sa mise sur pieds en 2002 sont, bien que modestes, encourageants. Ils sont régulièrement cités en exemple par les experts en la matière.
Il convient donc d’installer cette structure (le CNILDEF) avant les élections générales prochaines, et de permettre que mandat soit donné aux membres de cette structure, afin qu’elle mène sans entrave l’opération de moralisation de la vie publique. La création de cette structure, ses animateurs, ses méthodes de travail, ses instruments et ses moyens devraient être définis clairement de manière consensuelle avant les élections, pour éviter toute interprétation tendancieuse. Elle devra être aussi le produit du gouvernement d’union national qui dirige la Côte d’Ivoire présentement. Par conséquent, les enquêtes menées par cette structure sur les cas de délits financiers et économiques, ne devraient prendre en compte, que la période d’après les accords de Marcousis, puisque c’est bien à partir de cet évènement que le partage du pouvoir, et donc de responsabilité a réellement commencé. Ainsi, tout responsable politique ou administratif, ayant participé de prêt ou de loin à des délits financiers ou à des pratiques frauduleuses visant à l’enrichissement personnel pendant cette période, devra subir sans complaisance la rigueur de la loi. À cet effet, il serait impératif d’insister que le mandat accordé aux enquêteurs ne soit pas entravé par quelques interventions que ce soit. Ces mesures pourraient être accompagnées d’un durcissement significatif de la loi contre la corruption et les délits financiers. C’est à ce niveau que l’apport qualitatif des parlementaires s’avérera déterminant. Le parlement ivoirien devrait participer activement à l’institutionnalisation d’une telle structure en posant et définissant clairement ses bases juridiques.
Le financement de l’opération devrait d’abord s’appuyer sur les ressources internes. Le financement extérieur ne pourrait être sollicité que si, au niveau national, les moyens financiers étaient inexistants.
Les impacts probables et directs que la réussite d’une telle opération aura sur l’économie nationale sont indéniables et devraient constituer une source de motivation supplémentaire, pour l’adoption d’un tel projet.
Si nous nous basons sur une approche théorique et pratique de l’analyse économique des Institutions (AEI), il s’avère que la mise sur pied ou l’institutionnalisation d’une telle structure, peut être considérée comme investissement à haute valeur économique. De nombreuses études menées par Transparence Internationale et l’OCDE ont démontré, que les coûts liées à une telle approche, sont généralement largement inférieurs aux pertes financières qu’occasionnent la corruption et les délits financiers non sanctionnés. (Christensen : la corruption, la pauvreté, et l’économie politique des paradis fiscaux, octobre 2007).
Si cette initiative s’inscrit dans la durée, elle ramènera en à point douter, la confiance dans le milieu des affaires, et permettra par la même occasion, de freiner de manière durable, la voracité des « rapaces » et « rats » des caisses publics. Elle servira aussi à redonder qualitativement les mœurs tout en restaurant la civilité perdue. Enfin, elle pourrait aussi présenter l’avantage de préparer les esprits à adopter une nouvelle culture politique, et à se réapproprier la notion de bien public. C’est alors que, nous pourrions tous clamer haut et fort, que la Côte d’Ivoire « is back », ou du moins, « the state is back ».

Dr. Kocra Lossina Assoua
Assistant, Enseignant Chercheur en Science Politique
Institut d’Études Africaines
Université de Bayreuth (Bayern, Allemagne)
Kocra28@yahoo.fr

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